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Publié le 17/11/2021

Entretien avec Pénélope Bagieu - "Les Strates"

Elle a consacré ses derniers albums à d’autres vies que la sienne. Une chanteuse pop, une trentaine de « Culottées », de sacrées sorcières... Autant de variations, réelles ou fictives, autour de destins de femmes. Une façon détournée de parler d’elle à travers d’autres. Cette fois, Pénélope Bagieu ne fait plus de détours. Dans un carnet qu’on dirait tout droit sorti de sa poche, elle nous dévoile des fragments de sa vie, de son enfance et son adolescence. Des moments que l’on pourrait penser anecdotiques, volés au temps qui passe, au hasard, mais qui sont, en réalité, constitutifs de ce qu’est la dessinatrice à l’aube de ses 40 ans. Des « strates » de papier qui ont façonné la femme qu’elle est aujourd’hui. En se mettant à nu, Pénélope Bagieu joue à la funambule, sur le fil du doute. À travers ses Strates, elle livre un essai dessiné autobiographique sans complaisance, sincère et bouleversant.

D’où viennent ces histoires, petites et grandes, qui composent le livre ?
Il s’est construit dans la durée. Certaines histoires ont été écrites il y a longtemps, d’autres un peu moins, parfois pendant que j’étais en train de travailler sur d’autres projets, comme une « récréation ». Mais il n’y a aucun moment où je suis allée chercher ces histoires. Je n’ai pas fait de liste. Elles se sont imposées à moi, à force de rouler dans ma tête, avec le temps.

Elles n’étaient pas destinées à être publiées ?
Au départ, je pensais que je les écrivais seulement pour moi. D’abord, parce que j’avais une sorte d’auto-interdiction tacite de l’autobiographie. Ensuite, parce que ce que je préfère dans un livre, c’est le faire. Là, sans impératif d’éditorial, sans regard extérieur, j’étais totalement libre. Mais quand j’ai décidé que peut-être j’allais y aller, le défi était terrifiant.

Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
C’est plutôt à partir de quel moment je me suis dit qu’il n’y avait pas de raison pour que je ne le fasse pas. À partir du moment où j’ai produit quelque chose que j’ai aimé écrire et dessiner, c’est la seule condition qui suffise à me dire que c’est éditable. J’ai remarqué que plus j’ai aimé écrire des livres, plus ils ont rencontré de public. Ce que je faisais à l’époque de mon blog autobiographique n’a pourtant rien à voir avec ce livre. Dans le blog, je cherchais des choses marrantes à raconter, dans la couche superficielle de ma vie, pour en faire des gags. Ça ne s’approchait jamais vraiment de moi. Les Strates, c’est l’antithèse de ça. Je parle de choses plus proches, digérées, sans chercher à faire rire à tout prix. Pendant longtemps, j’ai pensé : « tout sauf l’autobio ». Comme si faire des livres respectables, c’était obligatoirement ne pas parler de soi. De fait, je ne l’aurais pas fait, il y a dix ou vingt ans.

Qu’est-ce que ces histoires ont en commun ?
Ce ne sont pas des anecdotes brutes. Ce n’est pas un journal intime, au fil de la plume. Au contraire. Elles ont passé beaucoup de temps à mûrir en moi. J’ai même changé de lecture sur elles avec le temps. Elles pouvaient paraître anodines au moment où je les vivais, mais, rétrospectivement, elles sont vraiment constitutives de ce que je suis et elles ont conditionné beaucoup de choses pour la suite.

Pourquoi ce titre si... minéral ?
Les strates, c’est la falaise en coupe, où l’on voit tout ce qui l’a composée avec le temps. Elles forment un tout. C’est la même chose pour moi. Les Strates, ce sont toutes les couches qui me composent. Elles ne sont pas mélangées. Elles se superposent pour former ce qui me constitue aujourd’hui... Je suis au contact de toutes ces couches en permanence. Ma détermination à arrêter de sucer mes doigts à six ans, pour ne pas avoir d’appareil dentaire, que je raconte dans l’une des histoires, c’est la même détermination que celle que j’ai eue pour arrêter de fumer, il y a un an. Ce sont des strates invisibles, mais très accessibles pour moi. En particulier, celles qui composent mon enfance et, surtout, mon adolescence. Rien ne caractérise plus celle que je suis devenue que cette période. On passe ensuite sa vie à essayer de détricoter ces épisodes-là.

C’est donc un livre-divan de psychanalyste ?
C’est vrai qu’on ne peut pas le déconnecter de la thérapie. Elle met au jour des évidences, elle noue des interconnexions entre les événements qui font voir les choses comme des strates et pas comme une grosse masse informe. C’est pour cette raison aussi que le livre n’est pas chronologique. Cela n’aurait pas eu de sens de présenter les choses comme ça. Là, les histoires se suivent en résonnant les unes avec les autres, sans linéarité.

Est-ce que vos livres précédents, qui évoquaient le destin d’autres femmes, vous ont aussi encouragée à parler de vous ?
Ça a, en effet, été un bon entraînement pour apprivoiser le fait de parler de soi. Ce que j’ai choisi de dire d’elles, c’est ce que j’avais envie de dire de moi, implicitement.

Est-ce une description fidèle des événements que vous avez vécus ?
Quand on se lance dans une forme d’autobiographie, on se demande jusqu’à quel point il faut transformer les histoires pour qu’elles en deviennent une. L’intérêt scénaristique doit-il primer sur la véracité des faits ou les souvenirs qu’on en a ? En fait, ça a été très simple : je n’arrivais pas à tricher, ça ne marchait pas. Il y a chez moi un côté bonne élève qui disait : « Ce n’est pas vrai, je ne vais pas dire des choses qui sont fausses. » Soit je fictionnalise totalement, soit je livre une forme de vérité.

Avez-vous retouché vos dessins plus anciens ?
J’ai redessiné par souci d’homogénéité. Et j’ai modifié quelques histoires, avec mon regard d’aujourd’hui. Elles sont vraiment une vision 2021 des événements et de moi-même.

Vous n’avez pas mis de couleurs dans ce livre.
Le passé, c’est forcément en noir et blanc ?

Pour certaines histoires, j’ai hésité à en mettre, et, comme toujours, je me suis demandé si cela apportait quelque chose. J’ai construit ce livre de manière intuitive, alors je trouvais intéressant de laisser les pages comme je les avais imaginées quand je pensais encore que ça ne serait pas un livre. Quand c’était une conversation entre moi et moi, c’était comme ça, pourquoi le maquiller ? Je pense que les couleurs peuvent diluer les images et, foncièrement, il faut reconnaître que j’aime le noir et blanc.

Votre livre commence et s’achève avec deux histoires extrêmement émouvantes. Certaines ont-elles été plus dures à dessiner que d’autres ?
En écrivant, on reconvoque les choses qu’on aime. Ce qui a été difficile à dessiner, c’est ce qui a été difficile à vivre, comme la mort de ma grand-mère. Il y a aussi des choses tellement horribles qu’on a peine à les visualiser. Ça a été le cas avec Phulan Devi dans Culottées. Lorsqu’il s’agit de raconter un événement personnel, il faut travailler avec le filtre de la mémoire et décider de ce que l’on montre ou pas.

En vous penchant sur votre passé, on pourrait penser que vous cultivez une certaine nostalgie.
Est-ce le cas ?

Pas du tout ! Il n’y a pas de meilleur moment dans la vie que tout de suite. Et je pense que la seule période qui me fasse plus envie encore, c’est l’après. Je ne suis pas nostalgique de mon enfance, où pourtant je n’ai manqué de rien, mais que j’ai vécue sous une pression constante – j’avais des angoisses d’adulte dès le CE1. Mon adolescence n’était pas marrante non plus. Pour moi, la vie a commencé vraiment à vingt ans. Et c’est le fait que je me sente tellement mieux aujourd’hui qui me permet d’éprouver de la légèreté et de la tendresse en repensant à ces années-là et à celle que j’étais alors.

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