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Publié le 10/01/2024

Entretien avec Majid Bita - "Né en Iran"

« Il y a un peu plus de cinq ans, j’ai entrepris d’écrire une bande dessinée.
Je voulais raconter ce que j’avais vécu, en tant qu’Iranien qui a grandi dans un pays détruit par les dictatures, les révolutions et les guerres.
Mes souvenirs, lourds et confus, pesaient sur mes épaules et j’ai ressenti le besoin de les sortir de moi, pour leur donner du sens. »

Né en Iran

Pour beaucoup d’Iraniens, toutes générations confondues, la tentation de quitter le pays est quotidienne. Mais l’envie de rester, de continuer à résister et à se battre est tout aussi puissante.

J’ai éprouvé l’une et l’autre. Après le soulèvement post-électoral (ou Mouvement vert) de 2009, la violence de la répression contre les manifestants, qui demandaient, essentiellement, un changement de régime, a renforcé mon envie de partir. Et en 2012, pour des raisons personnelles, sociales et politiques, j’ai décidé de quitter l’Iran. Je suis arrivé en Italie en 2014.

Les premiers temps, je suis retourné en Iran une fois par an. Mais chaque fois que je posais le pied dans mon pays, je me sentais de plus en plus étranger, car la société changeait beaucoup en mon absence. En même temps, vivant en Europe, je prenais conscience, avec toujours plus d’acuité, à quel point mon identité d’Iranien était associée à une série de clichés et de stéréotypes qui ne correspondaient pas à l’expérience que j’avais du pays où j’étais né, où j’avais vécu et grandi. Une société millénaire qui n’avait jamais renoncé à se battre pour la liberté, malgré les défaites, la violence, la répression, la censure, les mouvements de contestation et les révolutions, les guerres, les génocides et les dictatures qui n’avaient cessé de la détruire et de la meurtrir.

Une société bien loin de celle que le régime des ayatollahs avait tenté d’imposer et bien loin du portrait qu’en dressait la propagande américaine.

Je me suis demandé ce que je pouvais faire. J’avais quitté mon pays, mais l’Iran et mon passé ne m’avaient pas quitté. Tant que j’étais là-bas, j’avais fait ce que j’avais pu. Comme tous ceux qui étaient nés dans les années 1980, j’avais grandi dans une société marquée par la révolution et la guerre. Mais j’étais parti. Avais-je encore le droit de parler au nom de l’Iran ?

J’ai toujours été une personne nostalgique, même avant de quitter mon pays. Or la nostalgie est un sentiment à la fois beau et affreux.

Je repensais à ma petite enfance, qui s’était déroulée pour l’essentiel sous les bombes et les missiles de Saddam. Sous le poids et l’odeur d’une guerre qui n’en finissait pas. Je me repassais souvent les récits de mes grands-parents sur le passé de l’Iran, son histoire et ses traditions. Sur la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle l’Iran, bien que resté extérieur au conflit, avait souffert de la famine. Sur l’Iran sous la dynastie des Pahlavi et sur ce qu’avaient vécu mes parents et les amis de notre famille avant, pendant et après la révolution de Khomeyni.

Et puis, ce qu’a connu ma génération, dans les années 1990, à l’école, le système propagandiste et totalitaire instauré par Khomeyni et perpétué par ses héritiers. La censure systématique que nous subissions et, en même temps, l’importance cruciale des relations humaines, des récits individuels et collectifs, qui racontent tout autant l’histoire de mon pays, surtout pendant ces quarante dernières années passées sous la dictature religieuse. J’ai raconté ce dont je me souvenais, et je me souvenais de beaucoup de choses.

Dans ce livre, j’ai tenté d’apporter un éclairage sur l’identité et l’histoire de cette société pétrie de contradictions, qui a toujours été niée et censurée par les régimes qui l’ont gouvernée.

Ce livre raconte des événements familiaux, historiques, sociaux et politiques. Mais pas seulement.

Ce n’est pas une simple chronique journalistique du pays. Il vous fait entrer à l’intérieur des maisons iraniennes, sous les tentures lourdes et colorées des maisons des grands-parents, dans les labyrinthes de vieilles maisons pleines d’histoires et de contes. Il vous ouvre les placards remplis d’objets qu’on ne doit pas toucher, vous fait descendre dans les caves où sont cachés les livres interdits d’écrivains assassinés ou exilés, et les disques et les cassettes VHS d’artistes condamnés à mourir loin du public qui les a vus naître.

Ce livre vous fait plonger dans la confusion mortifère qui vous étouffe quand vous vivez sous une dictature qui exerce un contrôle total sur votre vie, aussi bien sur les mots que vous avez le droit de prononcer que sur ce que vous pouvez manger, voir, entendre, et jusqu’aux vêtements que vous pouvez porter.

Aussi, si en lisant cette bande dessinée, vous vous sentez désemparés, perdus ou oppressés, ne vous inquiétez pas. C’est ce que j’ai ressenti, moi aussi, lorsque j’ai vécu tout ce que je vous raconte.

Au moment où j’écris ces mots, la situation empire encore en Iran. Après des mois de manifestations, le mouvement « Femme, vie, liberté » n’a pas abouti, à cause de la répression violente et sanglante du régime ; la société iranienne connaît une nouvelle phase de désespoir et se retrouve confrontée à des choix difficiles. Soit vous partez, soit vous changez votre façon de vous opposer à un régime qui ne sait pas répondre à un mouvement civil et pacifique autrement que par des arrestations, de la torture, des fusillades et des meurtres.

Deux ans après avoir écrit la postface du livre et neuf mois après sa parution en italien, je ne peux ajouter qu’une chose : plus que jamais, je suis fatigué. Ma fatigue, comme celle des autres exilés, est certainement différente de celle de ceux qui ont vécu tous ces derniers mois au pays. Mais moi qui suis ici et qui vous raconte cette histoire, je suis usé.

Malgré tout, ceux qui sont restés, volontairement ou malgré eux, sont animés par un grand espoir. Ils se battent pour ne pas se soumettre à la volonté des dictateurs, ne pas succomber face à leur haine. Leur pays n’a jamais appartenu aux ayatollahs et ils ne resteront pas sous leur domination.

Auteur associé