Actualité

Publié le 31/05/2022

Entretien avec Joann Sfar - "Comment maigrir"

Il avait délaissé ses carnets, les mains trop occupées à pianoter jour et nuit sur son smartphone, comme un homme de son siècle. Puis il y est revenu peu à peu. À force de discipline. Et de plaisir. Il a repris goût à cette forme de dessin improvisé, sans filet, spontanée. Hybride sur la forme avec ce mélange de genres unique, entre bande dessinée, dessin d’observation, texte littéraire… Le 14ème carnet de Joann Sfar intitulé Comment maigrir n’est pas un livre de recettes. Quoique. Mise à nu autant qu’exercice de style, ce nouvel opus nous fournit quelques ingrédients sur la personnalité de son auteur : un enthousiasme enfantin, une sincérité désarmante, une mélancolie qui affleure… Alors que les deux prochains sont presque déjà terminés, le dessinateur nous raconte comment il a repris ses carnets en main.

"Je reprends mes bidules autobio pour lutter contre la servitude digitale", écrivez-vous dans ce nouveau tome de vos carnets.
Comment vous êtes-vous rendu compte de cette dépendance ?

Le smartphone abîme l’envie de dessiner. C’est un objet presque aussi grand qu’un carnet, on l’a partout avec soi. Il procure, avec ses notifications incessantes, un plaisir similaire à celui de dessiner. Pour lutter contre cette dépendance, je me suis donc appliqué une loi toute simple, que j’ai également transmise à mes élèves aux Beaux-Arts : chaque fois que tu as envie de prendre ton téléphone, force-toi d’abord à prendre le carnet. Le carnet, c’est une forme littéraire qui me fascine, peut-être même davantage que le roman ou la bande dessinée classique. Quand j’en commence un, ça a d’ailleurs tendance à prendre toute la place. C’est très apaisant parce que ça permet de mettre de la distance et de l’apaisement, notamment lorsque l’on aime réagir à l’actualité. Moi qui suis très bagarreur, j’ai dû intégrer une forme d’autocensure sur les réseaux sociaux, où il faut toujours se justifier, accepter de se faire engueuler… Le livre, lui, crée une distance liée à son temps de production et s’adresse à une communauté de lecteurs assez fidèles et bienveillants. Là, je peux m’autoriser à être vraiment moi-même.

Dessiner des carnets, dessiner de la fiction…
Ça change quoi ?

Il y a quelque chose d’assez sclérosant dans le dessin de bande dessinée d’imagination. Si on ne fait que ça, ça peut devenir une forme d’artisanat qui nous prive de quelque chose. Ce n’est pas une question d’autobiographie ou de fiction. C’est une question de processus. Dans une bande dessinée classique, on fait d’abord le texte, puis les crayonnés, ensuite le dessin final. À l’opposé, aucun de mes carnets n’a bénéficié de crayonnés ou d’esquisses. Ils ont tous été dessinés au fil de la plume. Il y a une vraie mise en danger, dans le dessin autant que dans la formulation de la phrase. Il y a très peu de ratures, c’est stimulant. Quand on pose ça et que l’on se retrouve à travailler sur les pages du Chat du rabbin, il reste quelque chose de cette mise en danger, et ça donne encore plus envie de dessiner. Ce sont des pages qui donnent envie de se lever le matin et de se mettre à sa table à dessin.

Est-ce que votre dessin a changé depuis vos premiers carnets ?
J’ai en tout cas l’impression d’y faire, pour chacun, de la recherche formelle, à la fois graphique et narrative. J’interroge la place où je mets une image, celle où je mets un texte, je réfléchis à la lecture, à la façon dont va circuler le regard, entre les images et les textes.

Est-ce que, comme le dit votre fils Raoul, "les carnets, c’est ta vraie voix" ?
C’est en tout cas cette forme qu’il apprécie le plus dans mes dessins. Il faut dire que, dans ma famille, il est le seul avocat de mes carnets. Ma fille ne souhaite pas y apparaître, car, dans le passé, cela lui a attiré toutes sortes de soucis. Sur cette question de l’implication des proches, je pense souvent à cette phrase que Lewis Trondheim avait adressée à l’éditeur Guy Delcourt, un jour où ils étaient en vacances ensemble et que Guy s’était dit terrifié à l’idée que Lewis raconte son intimité. Lewis lui avait dit :  « Rassure-toi, je ne parle que de moi ! ». Comme lui, je suis parfaitement conscient du fait que, même quand je mets en scène les autres, je ne parle que de moi. Le carnet, c’est surtout une façon de me rassurer dans mes questionnements. J’aimerais bien m’inscrire dans quelque chose d’universel, mais sans faire la morale. On m’a toujours dit que, quand quelqu’un se croit différent des autres, tu peux être sûr que c’est un con. Dès que j’écris une phrase, j’ai le sentiment que ça concerne tout le monde, j’entretiens ce rêve qu’on est tous capables de se comprendre, ce qui n’est pas vraiment le discours ambiant.

Vous mentionnez dans ce carnet un événement dramatique dans la vie de votre compagne. Un viol qu’elle a subi et qu’elle vous a autorisé à évoquer. Elle écrit même quelques pages dans votre carnet. En quoi était-ce nécessaire pour vous ?
Je n’en aurais jamais parlé si Louise ne me l’avait pas demandé. Et ce, pour mille raisons : d’abord, parce que je ne me sens pas légitime à porter un discours sur cette question car je ne suis pas une femme. Les hommes qui parlent de féminisme à la place des femmes, ce n’est pas mon truc. J’ai peur d’être un éléphant dans un jeu de quilles. Et puis, la littérature du traumatisme, ce n’est pas quelque chose que je pratique, surtout quand ce n’est pas le mien. Je raconte juste cette drôle de journée de Kippour, où j’avais décidé de dessiner quelque chose, alors qu’il est interdit de dessiner pour un juif, ce jour-là, et où Louise m’interrompt, parce qu’elle souhaite me dire quelque chose. Je raconte ce moment sans faire de philosophie autour. Ensuite, c’est mon éditeur, Thierry Laroche, qui a suggéré d’ouvrir les pages à Louise et de la laisser conclure ce passage. Louise dit des choses très fortes, comme cette phrase, très belle, où elle décrit qu’elle n’a pas le temps de s’occuper de ça en ce moment, comme de se coller le médecin, la police, le psychologue… Elle signifie que ce n’est pas parce qu’on a subi un crime qu’on décide de porter le collier de la victime nuit et jour. Que ça peut arriver à n’importe qui et qu’on n’a jamais demandé à subir cette chose-là. Il y a cette phrase qui date de la guerre et qui dit que, souvent, quand on viole quelqu’un, on viole toute la famille. Et ça, c’est le temps qui permet de s’en apercevoir. Dans ce passage, il n’y a pas une ligne où je ne pense pas au fait que mon fils va lire cette chose-là. Au moment où j’écris cette phrase, je l’écris pour qu’on ne l’ait pas en tête. Je crois qu’il y a aussi une manière d’écrire pour se débarrasser. Mais je dois avouer que j’ai très peur qu’on m’interroge trop en interview à ce propos. Parce que je ne me sens ni compétent ni légitime.

Vu le contexte de l’émergence de la parole des femmes victimes de violences, on risque néanmoins de vous en parler…
J’ai appris quelque chose dans ma rencontre avec l’avocate qui défend Louise, c’est qu’il y a une différence entre, d’un côté, les inconduites vis-à-vis des femmes qui existent depuis des siècles et sur lesquelles la société doit avancer, et de l’autre côté, le crime en lui-même. Je le savais vaguement mais n’ayant jamais été confronté à cela, ça a été une vraie prise de conscience. Mais je prends garde de ne pas mélanger un discours sociétal extrêmement souhaitable sur ces questions et le crime que Louise a subi.

Vous avez intitulé votre carnet Comment maigrir.
Quel rapport avez-vous à votre corps ?

Compliqué. C’est vraiment difficile de ne pas se ressembler quand on se regarde dans le miroir. Comment maigrir, c’est un vrai combat pour moi. Pour plein de raisons : parce que j’ai eu un petit garçon à 50 ans, j’ai donc envie de vivre vieux. Parce que, même si c’est difficile à formuler, j’ai eu la chance que ça se passe bien avec les filles dans le passé, j’ai eu la chance de me faire draguer même quand on ne savait pas que j’étais dessinateur, et j’aimais bien. J’étais très sportif quand j’étais jeune. Et quand mon père est mort, j’ai pris 15 kilos, et c’est moche. Je ne m’aime pas. Je fais pousser cette barbe pour qu’on ne voie pas mon double menton. Et j’ai beau avoir le meilleur des coaches sportifs, qui est le parrain de mon fils et le coach des plus jolies paires de fesses du cinéma français, je suis la seule starlette qui ne bénéficie pas d’une mise en avant quand il fait sa promo. Et pour cause, je suis la seule personne qu’il n’a pas réussi à faire maigrir.

Maigrir par l’autobiographie, ça ne marche pas alors ?
Maigrir non, aller mieux, sans aucun doute. J’ai eu un Covid grave, il y a un an qui, après dix jours d’hospitalisation, m’a immobilisé un mois à la maison. Je ne parvenais même pas à me lever. Au bout d’un moment, j’en ai eu marre et un matin, à l’aube, je me suis installé derrière ma table et en une journée, j’allais très bien. J’ai repris le sport dès le lendemain et constaté que je faisais les mêmes performances qu’avant le Covid. Ce à quoi le pneumologue m’a dit que ce n’était absolument pas mystérieux : la position du dessin est très saine, c’est quasiment une position de yoga. Je peux dessiner pendant douze heures sans être fatigué. Il y a quelque chose de la méditation zen dans le dessin. Ça me donne des forces.

Auteur associé