Entretien
Publié le 06/07/2020
Entretien avec Joan Sfar et Clément Oubrerie - "Jeangot"
Joan Sfar et Clément Oubrerie répondent à nos questions au sujet de Jeangot
11 février 2013
Après Pascin, Gainsbourg et Chagall, vous vous attaquez une nouvelle fois à la biographie, voire à la fiction biographique. Mais chaque fois, les règles du jeu semblent différentes. Ici, vous faites dans la bande dessinée animalière. À quelle distance Jeangot se situe donc de Django ?
Joann Sfar : Très proche ! Dans tous les cas cités plus haut, je me documente aussi sérieusement que si je devais faire une oeuvre d’historien. Et ensuite je m’efforce de tout oublier et je vois ce qui reste. Jeangot a ceci de particulier que toutes les histoires sur Django Reinhardt sont déjà des légendes. Encore plus même que pour Gainsbourg, chaque anecdote le concernant a déjà été racontée, déformée, transformée, ça devient un personnage mythologique. Il me semble que Django est ce que nous avons de plus proche d’Elvis Presley en terme de légende ! Vient se greffer là-dessus ma passion jamais assouvie pour la musique manouche. Je suis un musicien raté. Du coup je regarde les vrais musiciens comme des figures victorieuses. On avait demandé à Sempé pourquoi il dessinait « si bien » les musiciens. Il avait répondu qu’il dessinait avec sa frustration de ne pas savoir jouer. Dans mon cas, c’est encore plus cruel ! J’ai pris des leçons pendant des années. Quand on voit la scène avec Angelo Debarre dans mon film sur Gainsbourg, c’est une scène qui m’ est arrivée des dizaines de fois. Je cache plein d’anecdotes dans le récit, de trucs de fans parce que je suis une vraie midinette avec le manouche. Par exemple, « Jeangot Renard », c’est ce qu’il y a eu écrit sur son premier disque, parce qu’il ne savait pas orthographier son nom...
Jeangot est un renard qui boit et qui jure : on est, pour ainsi dire, dans l’animalier obscène. Ce genre, qui a connu d’illustres prédécesseurs comme Robert Crumb, produit un décalage comique et réjouissant. Est-ce pour vous un simple procédé humoristique ou ces animaux dénaturés seraient-ils particulièrement adaptés pour décrire les être humains ?
Joann Sfar : Ce livre est autre chose qu’une biographie de Django... Et c’est pour ça que j’ai mis un « t » à Renart. Ça n’est qu’en surface, le côté biographie de guitariste. Au-dessous se terre mon renard favori, celui des contes du Moyen Âge. Lui était bien plus obscène que les animaux des contes pour enfants. Le héros du Roman de Renart n’hésite pas à coincerla femme d’Ysengrin dans un terrier pour lui faire subir les derniers outrages, avant d’uriner sur les enfants de son rival. Cette malice-là, elle est ancrée dans l’imaginaire français depuis les origines. Ça va très bien à Django, d’ être une réincarnation du goupil. Tout est parti de là. Du fait que Disney avait voulu faire un Roman de Renart et qu’ils ont changé d’avis, ils ont fait Robin Hood finalement. Et jeme suis aperçu que je ne parlais jamais de la deuxième guerre mondiale dans mes livres. Je me suis dit que Django aurait, sur ce sujet-là, des choses à dire. Ou plutôt des choses à ne pas dire. (À lire dans Jeangot 2 - La musique c’ est pour les oreilles.) Il y a une attitude très renarde chez certains de nos héros. Donc voilà, ce livre c’est ça, la rencontre entre une vie de Django et ma tentative de redire le Roman de Renart.
Raconter la vie de Django Reinhardt, c’est aussi faire une archéologie de Paris et de sa banlieue.
Comment vous êtes-vous documenté sur ce vieux Paris périphérique et misérable, où Django a grandi ?
Clément Oubrerie : Avec Zazie dans le métro – errance parisienne s’il en est – et le Montmartre de Pablo, j’ ai engrangé une quantité conséquente de documents sur la capitale et ses environs. Cartes postales de négociants d’avant-guerre posant hiératiques devant leurs enseignes, photos coquines de la belle époque, vues aériennes de montgolfières, faits divers catégorie carambolages de charrettes, d’Eugène Atget à la fée Internet j’ai tenté de digérer autant que possible cet improbable désordre iconographique du siècle dernier et d’en nourrir ma rêverie.
Votre style de dessin évolue et s’adapte ici à un nouvel univers, bien différent de celui d’Aya. Est-ce une question de technique, d’instruments, de mise en couleur ? Comment avez-vous vous travaillé pour Jeangot ?
Clément Oubrerie : Heureusement qu’il évolue ! La stagnation, c’est morbide ! J’aime changer de technique, de format, d’angle. Se remettre en question c’est se confronter à de nouvelles problématiques qui engendrent de nouvelles tonalités dans un labyrinthe de hasards plus ou moins heureux dont je feins d’être l’organisateur. En l’occurrence j’ai utilisé du fusain et du crayon, mais peu importe les moyens : ce qui compte, c’est de se laisser porter par la musique du récit ... surtout si c’est Django qui tient le manche.