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Publié le 09/11/2023

Entretien avec Alessandro Tota - "L’Illusion magnifique, 1"

À travers une fresque romanesque peuplée d'artistes et d'immigrés, Alessandro Tota raconte l'âge d'or des comic books et la naissance d'une industrie.

L’Illusion magnifique, 1

Le mythe de la naissance des superhéros revisité dans une grande épopée romanesque à l’italienne

Dans la ferme de ses parents au Kansas, la jeune Diana Morgan, alias Roberta Miller, lit Spicy detective en cachette et se rêve en écrivaine. Le jour où elle monte à New York, elle découvre la galère, le communisme, l’amour et son homosexualité. Sa rencontre avec Frank Battarelli, un peintre raté réduit à dessiner des comics, lui ouvre les portes d’une carrière de scénariste. Ensemble, ils signent les aventures de Dogman sous le nom de Frank Batty et Bob Smoke.
L’Illusion magnifique est le projet le plus ambitieux d’Alessandro Tota. Prévue en deux tomes sur près de 500 pages, cette épopée romanesque retrace la naissance des comics et d’une industrie du point de vue des créateurs dans un tourbillon graphique ultra-documenté.
De l’art du grand divertissement pour rendre hommage à la BD et dire le drame de la condition des artistes face à la société capitaliste.

Un mythe à l'américaine

Il était une fois les comics. L’Illusion magnifique raconte sous forme romancée la genèse des comic books à la fin des années 1930. Cet « âge d’or » s’ouvre traditionnellement avec la naissance de Superman en 1938 et marque l’apogée des superhéros qui coïncide avec l’effort de guerre des États-Unis. Mais le développement spectaculaire de cette industrie ne profite pas aux auteurs qui, non contents d’être exploités et dépossédés de leurs droits, sont réduits au chômage lorsque différentes mesures de censure sont appliquées par le Comics Code Authority en 1954, entraînant la faillite de nombreux éditeurs. « J’ai hésité à appeler ce livre « La Grande Escroquerie du Comic book », en référence au documentaire réalisé sur les Sex Pistols mais j’ai finalement bricolé un titre dans l’esprit de l’époque. L’illusion magnifique renvoie à la fois à la puissance illusionniste de l’art et aux rêves brisés de tous ces artistes », témoigne Alessandro Tota pour souligner la violence qui sévit derrière la success story des superhéros. À l’origine, deux lectures importantes : l’essai de David Hajdu, The Ten-Cent Plague (« La peste à 10 centimes ») et Les Extraordinaires Aventures de Kavalier et Clay, un roman fleuve inspiré par l’histoire de Jack Kirby et Will Eisner, le destin de deux cousins qui grandissent à Prague dans la culture juive avant d’immigrer à New York, où ils imaginent un superhéros dans la tradition du golem. « Le récit de ces artistes immigrés confrontés à la société capitaliste a valeur de mythe. La plupart des auteurs de comics de cette génération étaient issus de l’immigration juive. Ils n’avaient pas accès à l’enseignement supérieur et la BD restait la seule alternative s’ils voulaient dessiner. C’est le prolétariat de l’art. Ils travaillaient sans compter les heures pour presque rien », poursuit-il. Alessandro Tota enseigne aux Beaux-Arts en Italie. Passionné, il compile les biographies et les témoignages des auteurs de l’époque, comme Jules Feiffer ou Joe Simon. La fiction se tisse autour de références documentaires et historiques très précises. Dans cette fable, tout est vrai. Le journal communiste à The Rise of the masses » est une variante de New Masses, Donny l’éditeur mafieux reprend la trajectoire d’Harry Donenfeld de DC Comics. Quant au peintre arménien, c’est le portrait craché d‘Arshile Gorky. Les anecdotes ancrent le récit dans la réalité, ouvrent les perspectives sur les relations entre l’art et l’industrie, la politique et la culture populaire. L’auteur ajoute : « Ce livre c’est une façon de regarder le XXème siècle, avec d’un côté, le triomphe de la société capitaliste, mais de l’autre, l’espoir suscité par la révolution marxiste, le rêve d’une vie meilleure. ». Ce n’est pas un hasard si l’album s’ouvre sur la répression d’une manifestation contre Hitler et la guerre en Europe. Avec le développement de cette nouvelle industrie à l’instar du milieu du cinéma, un autre Far West se dessine, un univers sans foi ni loi, gangrené par la pègre, où règnent le cynisme et le dollar, alors que se mettent en place le maccarthysme et la chasse aux rouges. L’énergie des planches témoigne de la fièvre créatrice, mais aussi des sacrifices et des combats.

L'épopée romanesque

La forme exalte la construction romanesque où bouillonnent les références graphiques. L’auteur convoque pêle-mêle les dessinateurs de l’époque, en premier lieu Grosz, Hirschfeld ou Laborde, les comics de superhéros avec lesquels il a grandi ou encore le travail d’Andrea Pazienza qui l’a initié à la bande dessinée indépendante. Rien n’est laissé au hasard dans la reconstitution de l’architecture ou de la vie quotidienne à New York, jusqu’aux décors des scènes d’intérieur piochés dans les films d’époque. En clins d’œil, le dessinateur réintègre les codes esthétiques des vieux comics, joue avec les trames et les découpages dynamiques, s’autorise la fantaisie de la couleur et le psychédélisme des scènes de rêve, en soignant les contrastes avec le récit du réel. La liberté qui se dégage des planches en grand format renouvelle sa palette de style. « Plus que jamais, j’ai voulu faire un livre qui donne du plaisir. Comme pour une grosse production hollywoodienne, je me suis donné les moyens », affirme-t-il. Cette ambition s’illustre aussi dans la mécanique narrative nouée autour d’un groupe de personnages aux profils savoureux. Il poursuit : « Dans la tradition de la comédie dramatique italienne, je construis toujours mes intrigues à partir de mes personnages. Ici, je me suis inspiré de la série Mad Men sur le monde de la publicité. Chaque chapitre correspond à un épisode et se développe autour d’une thématique et d’un axe narratif différents. ». À un autre niveau, la plongée dans le comics en train de se faire multiplie les effets miroir de cette mise en scène baroque. « Les superhéros sont l’expression de nos pulsions profondes », confie le squelette à Roberta dans une introduction hallucinée. Autour de Dogman, le superhéros viril, le défenseur des opprimés, gravite la mort, Ghost Writer et l’érotisme de la vilaine Infarcta. Chaque personnage incarne une pulsion élémentaire et le dessinateur s’amuse de sa propre « psyché fragmentée ». En démultipliant les clés de lecture, il fait lui-même la démonstration du pouvoir de l’illusion magnifique de sa création.

Le miroir des origines

« L’histoire de ces auteurs de BD des années 1930, c’est celle de mes ancêtres, je viens de là », explique-t-il. L’appropriation d’une histoire américaine par cet auteur italien traduit une démarche plus personnelle qui se manifeste à travers le choix de ses personnages, de son duo d’outsiders. En imaginant Frank Battarelli, un dessinateur italo-américain, il renoue avec sa propre tradition culturelle. « John Fante est l’écrivain auquel je m’identifie le plus. J’ai grandi avec le mythe de ces artistes italiens immigrés, les films de Scorsese, Coppola ou Leone », témoigne-t-il. Quant à Roberta, comme elle, il a débarqué à Paris à 23 ans de son Italie du Sud avec le rêve de devenir auteur de BD sans rien connaître de l’industrie ni du monde de l’édition. Vis-à-vis de l’autobiographie déguisée, il revendique le modèle de l’œuvre de Philip Roth qui dépasse progressivement l’autofiction pour arriver au roman historique avec cet art de décrire une époque sans jamais perdre de vue l’individu. Cette leçon s’applique autant dans la pertinence des questionnements éthiques que dans le tableau social d’ensemble. « En étudiant les marges de la presse de ces années-là, tenue hors de contrôle de l’establishment, à travers les comics, mais aussi la presse de gauche financée par les syndicats et Moscou ou encore la presse érotique qui sera au cœur du second tome, la culture populaire qui se développe à la marge sert de socle à l’émergence d’une contre-culture », analyse-t-il. L’intuition séduit. Elle ouvre une nouvelle dimension à cette fresque historique, saga romanesque et fable intime au sérieux délirant qui esquisse la genèse de la filiation entre la culture populaire et l’underground dans un livre monument.

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