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Publié le 14/05/2025

Entretien avec Stéphane Melchior et Younn Locard - "La Longue Route"

Le 22 août 1968, Bernard Moitessier s’élance pour une course  à la voile en solitaire.
Mais après des semaines de navigation, au moment de conclure son tour du monde et de remporter la course, le marin prend la folle décision de continuer sa route.
Son voyage durera plus de 300 jours, avec pour compagnons les oiseaux, les poissons volants, les étoiles et la mer.
La Longue Route est le récit mythique de cette aventure nautique entre calmes et tempêtes, où le navigateur goûte à la liberté absolue. Plus de cinquante ans plus tard, Stéphane Melchior et Younn Locard donnent à voir les immensités bleues, et le cheminement existentiel d’un homme qui résonne toujours avec la même modernité.

Quelle est l’origine du projet ?
Stéphane Melchior : Quand on s’intéresse à la navigation, le nom de Bernard Moitessier est incontournable, comme celui de Tabarly.
Le livre La Longue Route a marqué notre génération et celle de nos parents. On le trouve dans toutes les bibliothèques de bord (mon père lui-même l’avait sur son bateau juste à côté d’un manuel de médecine). C’est une vision de la mer extraordinaire : Le voyage rêvé, la liberté absolue.
Pour travailler sur ce huis clos au cœur de l’océan, il me fallait la complicité d’un dessinateur qui comprenne le langage maritime.
La rencontre avec Younn a été déterminante.
Nous avons même navigué ensemble sur Joshua, le bateau de Moitessier qui existe toujours et se trouve à la Rochelle !
Younn Locard : Je viens d’une famille de marins, mon grand-père était architecte naval, il a bossé avec Tabarly. Et je vis à Lorient, qui est un port où il y a beaucoup de bateaux de course. J’aimais l’idée d’aller puiser dans les sensations des souvenirs d’enfance. Et ce qui me plaît chez Moitessier, c’est l’aspect anti-star, anti-sponsor, anti-technologie… Il aimait tout bricoler lui-même. Et c’était un poète !

Comment avez-vous procédé pour l’adaptation ?
Stéphane Melchior : Je suis resté très proche du livre. Celui d’un marin bercé de lectures et d’un poète.
Il y a autant de magnifiques élans lyriques et humanistes, où chaque mot sonne juste, que d’errances linguistiques avec un ton plus rugueux qu’on lui pardonne aisément, tant les sensations qu’il nous fait découvrir sont rares. On le suit dans ses tâtonnements, ses contradictions, ses bouleversements intimes, au gré des changements météo et de la navigation. Avec ses frères et sœurs, ils ont grandi en Indochine comme de petits sauvageons, livrés à eux-mêmes par un père brillant mais très dur et une mère un peu bohème. Au début de La Longue Route, il est déjà le produit de son enfance et de ses premières traversées. Il y a chez lui un balancement constant entre sa détestation et son amour des hommes.
Younn me faisait remarquer qu’il parle très souvent de ses amis. C’est à la fois l’homme des longues traversées solitaires et celui des escales qui a plaisir à retrouver ses copains. C’est tout cela que nous avons voulu montrer. Des choses héritées de l’enfance. Et simultanément, parce qu’il a traversé la guerre au Viêtnam, l’Indochine est pour lui le paradis perdu.

À bord du Joshua, c’est après ce paradis qu’il court ?
Stéphane Melchior : Oui. Vient un moment où il se dégage des hommes parce que seule la nature lui semble juste. Elle ne triche pas, c’est à nous de nous adapter aux éléments. Il y a entre Moitessier, la nature et l’océan une sorte de pacte mystique. Il est persuadé que s’il aborde les éléments avec honnêteté et humilité, alors la nature sera bonne avec lui. Et il en fait l’expérience puisque en bouclant sa traversée, il se persuade qu’il peut repartir pour un tour sans s’arrêter, et la nature lui fait comprendre qu’il va trop loin.

Qu’est-ce qui a déterminé la palette de couleurs et l’esthétique de cet album ?
Younn Locard : C’est Joal Grange, le coloriste, qui m’a emmené vers une ambiance à la Miyazaki sur un dessin qui pourtant n’était pas pensé comme ça, et ça m’a beaucoup plu. Par exemple, le jour du départ il y a beaucoup de brouillard, et la manière dont Joal l’a mis en couleur avec de la peinture, pas mal de texture etc. donne la sensation qu’en le traversant, Moitessier change de dimension !
Comme si cet élément le coupait du réel.
Moi, j’ai dessiné en ayant à l’esprit que ce livre est un journal émotionnel. Tous les matins, pendant un an, je faisais trois ou quatre planches en me mettant dans la peau de Moitessier. Parfois, je dessinais avec le regard du navigateur, et parfois, avec le regard des éléments qui l’entourent, les oiseaux, les dauphins, etc.
Stéphane Melchior : J’étais partagé entre l’envie de restituer toutes les subtilités des détails, comme la lumière et les reflets sur l’océan, et trouver une dimension poétique. Or la légère déconnexion avec le réel due au travail de Younn et de Joal nous fait gagner cette dimension et une subjectivité, qui paradoxalement, nous rapproche de l’expérience de Moitessier. Younn a réussi à varier ses angles en proposant toujours de la nouveauté dans le dessin et dans la mise en page.

Un vrai défi pour un huis clos !
Stéphane Melchior : Oui, tout à fait, mais ce huis clos au milieu de l’océan ne nous a pas empêchés de faire des aller-retours avec des souvenirs d’enfance, des épisodes épiques qui nous embarquent dans différentes aventures.
Younn Locard : Ce qui est intéressant c’est qu’il y a plusieurs portes d’entrée à ce livre. Que ce soit le rapport au corps, la solitude, le renoncement… Moi, j’ai perdu ma mère au moment où je commençais le storyboard.
Résultat, je n’ai pensé qu’à ça tout au long du processus de création et je me suis totalement identifié à Moitessier. Je passais une nuit difficile, et le lendemain matin, quand je m’installais à mon bureau pour dessiner, je me rendais compte que la trajectoire émotionnelle du navigateur correspondait totalement à la mienne ! Ce que je veux dire, c’est qu’inconsciemment, ce livre raconte bien sûr l’histoire de Moitessier, mais il est également habité par nos expériences personnelles.
Stéphane Melchior : Cette histoire est une aventure humaine qui est autant un cheminement intérieur qu’un parcours géographique. Moitessier atteindra un état de grâce en totale symbiose avec la nature et voudra prolonger son voyage au risque de se perdre lui-même.
Ce qui est très beau, c’est qu’il va faire confiance à la nature et paradoxalement, c’est à travers elle qu’à la fin, il retrouvera le lien avec la communauté des hommes.

Que répondriez-vous à un lecteur qui vous dirait que la navigation ne l’intéresse pas ?
Stéphane Melchior : Je répondrais que dans ce livre, au-delà de la navigation, il est question de notre rapport à la victoire, au renoncement, à la nature, à l’immensité et à la solitude… Sa force contemporaine, c’est cette « sobriété heureuse » qui nous concerne tous. C’est une histoire qui nous pousse à réfléchir à ce qui est vraiment utile à ce qui nous forge en tant qu’humain à notre rapport aux autres, et à ce monde naturel dont on pense à tort pouvoir s’extraire, mais qui finit toujours par se rappeler à nous. La nature gagne toujours.

 

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