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Publié le 15/01/2025
Entretien avec Edmond Baudoin et Vincent Gelot - "Syrie"
Alors que le régime de Bachar al-Assad vient de s’effondrer, le sort de la Syrie est plus incertain que jamais.
Vincent Gelot et Edmond Baudoin nous invitent à rencontrer ce peuple martyrisé.

Au printemps 2023, Edmond Baudoin répond à l’invitation que lui avait lancée Vincent Gelot à l’accompagner sur les routes de Syrie, à la rencontre des communautés chrétiennes d’Orient. De Damas à Alep en passant par Homs et Palmyre, au milieu des ruines d’un pays mutilé par la guerre, fermé sur lui-même par la main de fer sanglante du régime et oublié par l’opinion publique internationale. Les deux auteurs vont donner la parole à des hommes, des femmes et des enfants, civils ou religieux, qui tentent de vivre et de construire un avenir.
« Quel est votre rêve, pour vous et pour la Syrie ? »
Avec cette question pour point de départ, d’échanges furtifs en longues conversations, visage après visage, c’est au fil de la route que s’écrit et se dessine ce carnet de voyage plein d’humanité et de poésie.
Nous ne pouvons pas commencer cet entretien (réalisé le 4 décembre 2024) sans évoquer l’actualité brûlante de la Syrie…
Vincent Gelot, quel est votre point de vue sur ce qui se passe actuellement ?
Vincent Gelot : Je suis évidemment bouleversé. Il y a une part de moi en Syrie. Depuis près de dix ans, avec L’Œuvre d’Orient, j’y ai travaillé et tissé des liens. Après les bombardements, les pénuries, l’exode et le tremblement de terre de février 2023, puis la chute inattendue du régime provoquée par les rebelles et les milices islamistes, voici le pays en proie à un tournant majeur de son histoire et de celle de la région. Nous sommes à la croisée des chemins. Comment les chrétiens d’Orient vont-ils être traités ? Vont-ils être associés à la Syrie de demain comme des citoyens à part entière ou traités comme des dhimmis ? Avec ce qui se déroule actuellement sur place, ce livre prend une dimension nouvelle et donne un témoignage unique et imprévu d’une Syrie au bord du basculement.
Je pense surtout au sort des gens que nous avons rencontrés et qui restent sur place...
Je pense aux gens qui sont dans notre livre !
Edmond Baudoin : Je me souviens, dans les ruines d’Alep, j’étais entouré d’enfants, je dessinais pour eux un écureuil, un cheval, des animaux. Des enfants abandonnés, blessés, et dont les yeux brillaient de bonheur devant les dessins. Cet instant, dans cet espace désolé au milieu de cette pauvre humanité, fut pour moi des minutes d’émotions intenses, j’aurais voulu demeurer là tout le reste de mon séjour en Syrie.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Vincent Gelot : Notre première rencontre remonte à une quinzaine d’années. Fan de bande dessinée, j’étais allé parler à Edmond dans un festival à Nice, et je lui avais même rendu visite après, chez lui à Villars-sur-Var, dans l’arrière-pays niçois. Puis je suis parti vivre au Moyen-Orient, et on n’a plus eu aucun contact jusqu’à ce que je lui demande d’illustrer un livre de poèmes que j’ai écrit il y a quatre ans...
Edmond Baudoin : De mon côté, je ne gardais qu’un souvenir très flou de cette rencontre avec le gamin qu’était encore Vincent à l’époque. Puis on a fait ce livre de poésie. Mais c’est surtout en Syrie, dans les dix jours que j’ai passés à ses côtés, que j’ai vraiment découvert qui il était : quelqu’un qui connaît les gens sur place, qui est respecté, qui a une grande vitalité et qui s’engage, à la jonction du social et du spirituel.
Qu’est-ce qui vous a conduits à faire ce livre ensemble ?
Vincent Gelot : Je travaille depuis dix ans aux côtés des minorités chrétiennes du Moyen-Orient, pour soutenir les projets qu’elles développent dans le domaine de l’éducation, de la santé, du social. Ces communautés, établies là depuis deux mille ans, sont toujours entre le marteau et l’enclume, menacées dans leur existence même, dans un oubli presque total de l’opinion internationale, puisque le pays, en guerre depuis 2011, est fermé, sous le coup de sanctions des États-Unis et de l’Union européenne. J’accompagne parfois des journalistes sur le terrain, pour mieux faire connaître le quotidien des habitants. Mais je voulais proposer un autre regard et sensibiliser les gens autrement. J’admire le travail d’Edmond, notamment les livres qu’il a faits avec Troubs, au Mexique, en Colombie ou au Canada… Alors je lui ai proposé…
Edmond Baudoin : Et comment refuser ? Je n’ai plus très longtemps à vivre, à travailler. Il faut profiter de chaque moment pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. Je n’étais jamais allé en Syrie. J’ignorais ce qui se vit là-bas. En France, on parle beaucoup d’effondrement.
On y pense tous. Va-t-il arriver ? Est-on au bord ? On ne sait pas... Mais là-bas, l’effondrement a eu lieu. Il a lieu. Et on rencontre des gens qui souffrent, mais aussi qui dansent, qui s’aiment, qui élèvent des enfants. Et qui essayent, comme Vincent, de faire que le plus possible d’êtres humains se serrent les coudes. C’est important de raconter ça.
Vincent Gelot : Dans ce livre, je ne suis que la porte d’entrée. J’ai guidé Edmond pour lui permettre de voir ce qui se passe. J’ai adoré le regarder travailler. C’est vraiment un artiste, très attentif, intuitif, qui capte au vol ce qui se passe et laisse surgir en deux coups de pinceau une vision sensible, chargée de vérité.
Comment abordez-vous la question de la religion ou de la spiritualité ?
Vous ne venez pas des mêmes horizons...
Edmond Baudoin : Je ne me souviens pas avoir cru en Dieu une seule seconde de ma vie… Je n’ai jamais eu besoin de religion. Mais d’autres s’aident de cela pour avancer… Et pourquoi pas ? C’est bien de vouloir avancer vers plus d’humanité, plus de vie. On sait que les religions peuvent conduire au pire… Mais partout dans le monde, elles permettent aussi à des hommes et des femmes de vivre mieux, de créer des liens, de sortir des passions tristes. Je pense à Lamis, cette femme, musulmane, architecte, rencontrée là-bas au bord de l’Euphrate, si heureuse d’avoir trouvé les fonds pour reconstruire une église chrétienne au milieu des ruines.
Vincent Gelot : C’était bien de se laisser interpeller par Edmond, qui n’est pas croyant.
On a essayé de retranscrire nos échanges, de laisser voir comment les rencontres nous déplacent toujours. Et d’être attentifs à ce qui nous rassemble et à ce qu’on partage : une forme de sensibilité, une attention au monde.
Comme la poésie, qui est un de nos goûts communs, les dessins d’Edmond font accéder à une autre forme de vérité, révèlent des dimensions enfouies de ce qu’on pense ou de ce qu’on vit. En ce sens, ils sont profondément spirituels.